Pourquoi la paix est un art autant que la guerre

Alors que, suite à un accord entre Israël et le Hamas, des dizaines de milliers de Palestiniens déplacés retournent vers le nord de la bande de Gaza ce lundi 27 janvier 2025, nous publions ici un article paru sur le site www.theconversation.com le 6 octobre 2024 dernier.

« L’Art de la guerre », de Sun Tzu, écrit il y a quelque 2 500 ans, fait toujours autorité aujourd’hui. C’est à une autre forme d’art que s’attaque aujourd’hui Bertrand Badie : l’art de la paix, concept dont il propose une définition novatrice, en s’appuyant sur les plus grands penseurs. C’est le thème de son dernier ouvrage, qui vient de paraître chez Flammarion, et dont nous vous présentons ici des extraits de l’introduction.

J’étais face à un amphi, ce printemps 2017, à Conakry, pour traiter de la guerre et de la paix. Mon introduction se proposait d’accrocher l’attention du public, essentiellement guinéen, afin de l’entretenir de ce problème cruellement familier. Avec gravité, je soulignais à quel point, au fil des siècles, on s’était habitué à considérer la paix comme étant simplement la « non-guerre », acceptant ainsi, comme un triste aveu, que la belligérance fût installée à tout jamais dans les profondeurs de la nature humaine.

L’idée me semblait banale tant elle avait été validée par une cohorte de philosophes, penseurs et savants de tout acabit. Elle relevait même de la rhétorique courante, jusqu’à celle du café du commerce. Glorieusement initiée par Héraclite, au VIe siècle avant notre ère, cette conception rendait trop de services à trop de monde, hélas, pour être abandonnée facilement.

Un jeune Peul se dressa alors sur son siège pour m’adresser la plus rassurante des objections : « Chez nous, en langue pulaar, la paix a un sens positif et veut dire la santé morale et physique du groupe. » Tel est en effet le sens de njamu, proche aussi d’un autre mot qui me fut indiqué, weltaare, la « réjouissance du cœur ». J’appris un peu plus tard que la paix chez les Haoussa voisins se disait lafiha, la « tranquillité de l’esprit ».

La remarque ouvrait des perspectives passionnantes. Elle suggère déjà qu’on ne s’est pas suffisamment attardé sur le sens des mots politiques, croyant naïvement, sur le continent des Lumières, que nous les avons tous définis chez nous et pour l’éternité. Cette posture est bien imprudente quand on sait que le temps fait son œuvre et érode le sens de tout, y compris de la paix. Elle l’est encore plus à l’époque de la mondialisation, alors que les relations internationales ne se limitent plus à l’entresoi et à des querelles de cousinage : comment faire la paix avec l’Autre lointain quand déjà nous ne nous entendons pas sur le sens profond d’un mot si important ?

Il faut certes garder mesure, car, dans toutes les langues, la polysémie est de rigueur : un Français, un Anglais ou un Allemand ne sauraient être désorientés par cette acception assimilant paix et tranquillité qui appartient aussi à notre langage quotidien, celui de toute personne exaspérée qui réclame « la paix ! » Mais, à l’échelle de la cité, la paix n’est pas seulement ni principalement un atome de la banalité sociale.

C’est plus, beaucoup plus : condition même de la survie collective, elle est un art, une production intrinsèquement humaine qui s’apprécie par sa capacité d’atteindre un résultat collectif, de créer une utilité qui, en l’occurrence, dépasse peut-être toutes les autres.

Elle est donc une construction politique, une façon de faire qui devient récurrente : ceux qui cherchent à la produire mobilisent à cette fin une culture, une grammaire qui résultent, l’une et l’autre, de siècles d’expérience et d’apprentissage. À l’instar de Sun Tzu, général et stratège chinois, auteur du fameux Art de la guerre, qui condense en treize chapitres ce qui fait dans son esprit le sens et les principes de la guerre.

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Si tel est notre projet, l’inquiétude sémantique prend tout son sens : si on veut concevoir un projet de paix entre huit milliards d’êtres humains, encore faut-il être conscient des décalages de sens, et plus précisément des décalages d’histoires, de trajectoires et d’expériences collectives.

De telles discordances nous renseignent sur un passé différent, des consciences collectives qui ne se ressemblent pas, mais surtout sur cette mystérieuse feuille de route qui permet de connaître les chemins de la paix de demain, l’art de la paix du troisième millénaire… Dans cette fresque comparative, l’histoire européenne occupe une place à part, aujourd’hui bien connue mais pas toujours avouée : elle est à l’origine du système international dont nous héritons tous, d’un bout à l’autre du monde, elle a inspiré l’essentiel de l’actuel droit international, elle sert en même temps de référence et de cible contestataire à tous ceux, si nombreux, qui en sont exclus…

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Un mot, des sens multiples

Cette conception relationnelle de la paix, souvent transactionnelle, et toujours dépendante d’un conflit antérieur, est désormais bien installée. Nous verrons comment elle prend, au fil des siècles, une tournure politique très contraignante qui malheureusement la réduit et l’éloigne de toute vision finalisée, de cette utopie qui fait mystérieusement rêver et qui peut mobiliser.

On se gardera bien de l’opposer à d’autres cultures, mais il nous faut pourtant noter que le point de départ n’est pas le même dans d’autres histoires. Cela ne signifie en rien que d’autres ont inventé des cultures qui seraient plus pacifiques : l’Histoire a montré qu’il n’en était rien. Mais cette différence construite permet de souligner des malentendus de départ qui nous guettent encore, des postures distinctes, des grammaires qui s’accordent mal.

La langue chinoise distingue ainsi la paix comme l’absence de conflit (héping) de la paix comme tranquillité absolue (ànning). Le caractère qui se rapporte à celle-ci laisse apparaître une jeune femme installée sous le toit de sa maison, évoquant la paix comme apaisement, bonheur et soulagement de voir s’accomplir le devoir de lignée… Ce décalage initial de sens entre une vision nourrie à l’Ouest et une autre produite en Orient peut conduire à bien des interprétations : il n’oppose nullement une culture plus pacifique à telle ou telle autre, mais il souligne, plus simplement, la concurrence de deux grammaires depuis longtemps différentes, de deux méthodes, de deux rapports à la guerre et peut-être de deux parcours de paix, compliqués, dans le cas chinois, par cette tension entre deux constructions originelles.

Il laisse deviner une association entre paix et intégration familiale et communautaire qu’il nous faudra reprendre plus tard avec plus d’envergure ; il confère aussi un statut différent à la guerre qui se profile déjà dans l’œuvre de Sun Tzu… Il faut remarquer quelques similitudes avec la langue arabe distinguant, à propos de la paix, entre salàma, le fait d’être sain, intact et solh qui évoque l’accord, la transaction, menant à tasàlah, « faire la paix ».

Cette dissociation renvoie à nouveau à cette double paix, cette opposition entre un état visant l’unité parfaite et une action prétendant à la gestion au quotidien de cette dimension relationnelle. La représentation de l’Éden n’est pas loin, puisque dàr esalàm désigne précisément le paradis.

Une telle configuration se comprend parfaitement si on remonte aux enjeux politiques de la péninsule Arabique du temps du Prophète, quand les luttes intestines infinies entre tribus menaçaient l’intégrité sociale, érigée du même coup en idéal absolu. De tels enjeux imposaient un bricolage permanent aux effets précaires : une pareille contrainte conduisait inévitablement à la valorisation de l’unité (tawhid), jusqu’à peut-être assimiler la paix à la soumission au tout, même si le linguiste Pierre Larcher conteste l’apparentement entre salàma et ’aslama (soumission)…

Cette sémantique arabe – qu’on retrouve dans l’hébreu shalom – nous rapproche d’un narratif distinct de celui de l’histoire occidentale. Comme dans le cas pulaar, la référence à l’intégrité communautaire est forte, jusqu’à faire de la paix un bien absolu en soi qui rapproche même du paradis divin.

Mais très tôt, ce lien fonctionnel, commandé par une précarité sociale forte, rattache ce principe positif à la vertu de l’unicité, à la pression légitime d’une Loi qui transcende la liberté des êtres et que même la violence se doit d’imposer, dans la cité comme dans les rapports entre cités. Peut-être touche-t-on, par ce biais, l’un des paradoxes qui pavent l’histoire de la paix, perpétuellement tiraillée entre la vertu de l’intégration absolue et la liberté de s’opposer entre individus. Dans le premier cas, il convient de se soumettre, dans le second la guerre tranche en dernière instance !

Article initial publié sur : Badie, B. (2024, octobre 6). Pourquoi la paix est un art autant que la guerre. The Conversation. http://theconversation.com/pourquoi-la-paix-est-un-art-autant-que-la-guerre-240376

Retrouvez notre dossier thématique « Artisans de paix » dans la dernière parution de la revue Trait d’Union d’ADRA France.

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